Supplement a la Gazette de Cologne XX du mardi, 10 mars 1772.

XX, SUPPLEMENT A LA GAZETTE DE COLOGNE Du MARDI, 10 MARS 1772. Lettre de Copenhague, le 25 Février.

Monsieur!

LES nouvelles de Leide du 4 Février donnent un précis historique

de l’événement arrivé le 17 Janvier, si plein de faussetés & de mensonges, qu’à Copenhague, où je suis, les uns s’en moquent, & les autres en sont indignés. Je ne prendrois jamais la plume pour réfuter de si misérables contes, si vous ne m’aviés ordonné de vous informer du vrai & du faux. Puisque vous le voulés, Monfieur, vous serés obeï; vous trouverez ici la vérité: & heureusement je ne suis pas dans la nécessité de m’en écarter.

Le Roi de Dannemark aime son Peuple, & a toujours visé au bien-être de ses Etats. Pour obtenir la confiance de ce Prince, Mr. de Struensée fit parade de plusieurs projets qu’il scavoit être du goût du Maître. Protégé particulièrement, il ne fit que monter: enfin se croïant tout affermi, il porta ses vües audacieuses jusqu’à vouloir partager la Puissance supréme. Personne ne doit ignorer, qu’en dépit du VIIme & du XXVIme Article de la Loi fondamentale du Roiaume de Dannemarck, il se fit donner une autorité qu’aucun Sujet ne peut, ni souhaiter, ni exercer, sans se rendre coupable du crime de léze-Majesté. Son credit anterieur avoit déjà renversé l’ancienne Constitution du Païs; mais le pouvoir immense, qu’à présent il usurpoit, fut si violent & si arbitraire, que tout d’un coup on se croioit transféré de Copenhague à Consiantinople.

Dans peu on verra, qu’outre nombre d’autres attentats, il a pillé avec ses adhérens les coffres de son Souverain. Il ne faut ni Juge, ni recherche pour scavoir que lui & ses complices ont oublié tout le respect dû au Roi & à sa Maison: pour cela on n’avoit qu’à ouvrir les yeux. Il n'est pas moins incontestable, qu’ils encouragerent la licence & la corruption des mœurs : qu’ils tournerent en ridicule la Religion & dédaignèrent d’en sauver même les apparences; que leurs opérations politiques jettérent tous les Ordres de l’Etat dans la plus pénible incertitude, & génèrent tous les moiens de subsister. Les indignités , qu’on voioit, scandaliserent jusqu’à l’étranger; & ce qu’un bruit constant répandoit, êtoit horrible & trèsinjurieux à la NaTion, Moi, qui suis un peu incrédule, je fus obligé d’en croire à la fin plus que je n’aurois voulu. Je vous supplie, Monsieur, de rendre la justice aux Danois de croire, qu’ils aiment tendrement leur Roi & sa Maison héréditaire: qu’ils chérissent leur Patrie, & ne sont point faits pour être de vils esclaves d’un Ministre despotique & de ses Créatures méprisables.

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J’ai l’honneur de vous assurer, que dans le cours de quelques mois, le zéle de ce Peuple pour le Roi & sa Maison & sa Patrie s’accrût si palpablement, que les gens sensés prévoioient autant une révolution, qu’ils la souhaitoient avec ardeur; mais ce qu'on craignoit fût, que le petit Peuple ne portât un coup mortel à l’Etat, qu’il méditoit de sauver. En même tems, le Parti ministérial fît de certains arrangemens qui annonçoient quelque trahison noire. La crise étoit violente: & croiés-moi, Monsieur, il faut avoir été alors à Copenhague, pour s'en faire une vraie idée.

Le Roi, instruit de tout, se vit dans la nécessité de mettre sa perfsnne en sureté, de sauver l’honneur de sa Maison & de dissiper la tempête qui grondoit déjà autour de son Trône. Il prit ses mésures, & l’effet a fait voir la sagesse de son Plan. La grande & vertueuse Princesse Julie Marie, Reine Douariere, fut du sécret, aussi bien que le Prince son Fils. Jamais elle n’avoit voulu participer au Gouvernement, sous le régne du feu Roi son Epoux: aimant la retraite & les occupations paisibles, elle se refusa aux grands rôles jusqu’au moment, que le péril du Roi & de sa Maison & celui de l’Etat la forcerent à paroitre pour remplir des dévoirs sacrés & indispensables: son Fils le Prince Frédéric, Frère zélé du Roi & vrai Citoien, êtoit déterminé de mourir plutôt, que de laisser périr la gloire de la Maison & l’honneur de sa Patrie.

Il n’êtoit nullement nécessaire que la Reine & le Prince se fissent un Parti; car les Sujets fidèles & attachés à leur Maître s’empresserent d’offrir leurs bras & leurs vies à son service & au salut de l'Etat. Le zéle de plusieurs, étant trop vif pour approuver la prudente lenteur de ces Personnes roiales, on risquoit à tout moment de voir s’allumer un feu, qu’on ne pouroit plus éteindre. Enfin on se détermina pour Mr. le Comte de Rantzau, le Général-Major d'Eichstedt & le Colonel de Köller. Les mesures en furent prises, & on fixa, le matin du 17 Janvier, pour l’heureux changement qui alloit s’effectuer.

A 5 heures & un quart, Mrs. de Rantzau & d’Eichstedt, avec plusieurs autres Officiers, entrèrent dans la Chambre d’audience du Prince & suppliérent, au nom de toute la Nation Danoise, la Reine & son Fils de se mettre à leur tête

& de les conduire chès le Roi. Msgr. le Prince marqua à cette occasion une tranquilité

admirable; il dit à un de ses Serviteurs qu’il honore de sa confiance: j'ai examiné mon cœur, mes intentions sont pures: fai voué ma vie à l'exécution de l'affaire.

S. M. étant éveillée par son valet de Chambre, se trouva entre les bras de sa Mère & de son Frère. Elle se hâta de signer les deux ordres, que Msgr.

le Prince lui présentoit, & depuis d'un front serein & d’un esprit calme, elle expédia

tout ce qui êtoit nécessaire pour l’exécution de ses ordres; sa sagesse les lui avoit fait résoudre; la bonté de son ame n’osoit plus en différer l’éclat.

Dans un instant, les Comtes de Struensée & de Brandt & le Professeur Berger, tous trois logés au Château, furent arrêtés. Le Colonel de Köller en eût la commission, & avoir si bien concerté ses mesures, que tout se fit tranquillement & d'un si bon ordre, qu’au Château même il y eut des personnes qui furent près de trois heures, sans scavoir ce qui venoit d'arriver.

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Mr. dä'Eichsledt, que S. M. avoit nommé Commandant de la Ville, alla à Ia tête d’un détachement de Dragons, notifier à l’Arsenal, aux Corps de Garde & aux casernes la charge que le Roi avoir bien voulu lui confier. Le Général-Major de Gude, ci-devant Commandant de la Place, eut ordre de restier à sa Maison. Le Colonel de Falckenschiold & Mr. de Hesselberg, son Lieutenant-Colonel furent arrétés. En même tems, Mr. de Köller fit transporter à la Citadelle le Lieutenant-Générai de Gähler & son Epouse, le Conseiller de Justice Struensée & encore ceux, dont on s’êtoit saisi au Chateau. Le Baron de Bülau , le Contre-Amiral de Hanssen, le Conseiller d’Etat Willebrandt & Mr. Aboë, Lieutenant de Marine, furent gardés dans leurs maison: Pour ce qui est de la Comtesse de Holst & de Mad, de Fabricius, c'est le Gazettier qui les a mises au nombre des arrêtés.

La Reine Caroline-Mathilde partit vers les 9 heures pour Cronbourg, avec sa Fille Louise-Auguste. Le Gazettier, qui a été fort mal instruit, auroit mieux fait de se taire sur les propos, qu’il prête à cette Princesse, Cependant la nouvelle de tous ces événemens surprit agréablement les Bourgeois, déjà clandestinement armés pour racheter de leur sang la vie & l’honneur du Roi. Ils coururent au Château, & voiant-là S. M. se montrer aux fenêtres avec la Reine Julie-Marie & le Prince Fréderic, ils n’écouterent que la sensibilité de leur cœur, & firent tout retentir des acclamations les plus vives & les plus sincéres. A midi, le Roi accompagné du Prince fon Frére, alla se promener en carosse par les principales rues de la Ville, au milieu des cris d'allegresse, non seulement de la Popu lace (comme dit le Gazettier menteur) mais de tous les Citoiens, qui poussés par l’excès de leur joie, versérent les larmes, entourérent le carosse de leur Roi & adorérent la Providence. Le soir, toute la Ville fut illuminée, & alors la Populace, furieusement animée contre les Femmes de mauvaise vie, se jetta sur les maisons de débauche & les ruina. Pas une maison des disgraciés 6c des honnêtes gens ne fut touchée. Il est vrai, que l’Hôtel du feu Comte de Schulin subit le sort des bordels; mais la raison est qu’un certain Gabel, protégé de Struensée, l’avoit acheté & étoit fortement soupçonné de vouloir en faire un Temple de Venus. Ce qui resloit de la Bibliothéque vendue du feu Comte de Schulin, fut pillé.

Le lendemain, la tranquilité se rétablit par une ordonnance du Roi. Tous ceux qui a voient contribué a l’exécution des ordres du Roi, ont été dignement récompensés. Le Lieutenant-Général Schack-Carl Comte de Rantzau-d’Ascheberg a été nommé Général de l’Infanterie & Chevalier de l’Ordre de l'Elephant. Le Général Major d'Eichstedt, Général de la Cavalierie, Chevalier de 1’Ordre de Dannebrogue & Membre du College de la Généralité; le Colonel de Köller, Lieutenant Général de l’Infanterie, Chevalier du même Ordre, Membre du dit Collège & Premier Aide de Camp-Général du Roi: tous les Officiers des Regimens d’Eichstedt & de Köller qui avoient participé à la révolution, furent avancés d’un grade. Mr. de Beringskiold eût la clef de Chambellan, & peu après Mr. de Kaas en a aussi été décoré.

Le Roi a établi une Commission pour examiner la conduite des personnes arrêtées & les juger. Le choix de S. M. a été géneralement applaudi. On assure que les Commissaires ont déjà entre leurs mains plus de preuves qu’il n’en faut pour justifier la demarche qu’on a été obligé de faire. Les Comtes de Struensée & de

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Brand, ainsi que le Frere de Struensée, sont dans les fers; mais personne ne les voit, excepté ceux qui sont chargés de les garder.

"Le Roi a érigé un Conseil d'Etat, duquel les Membres sont: Msgr le Prince son Frère, le Comte de Thott, le Général de Rantzau, le Conseiller Privé de Schack, le Général d'Eichstedt, l’Amiral de Römeling & le Comte d'Osten. Aucun Membre du Conseil n’est Chef d’un département; aussi les Colléges n'ont subi aucun changement. Ils font, chacun à son tour, raport au Conseil d’Etat, où le Prince assiste; c'est alors que l’on discute les affaires & qu’on les prend en délibération. Depuis, le Roi étant dans son Conseil, après avoir pris les éclaircissemens nécessaires, donne ses décisions, signe les ordres & les brevets, & les fait expédier par les Colleges réspectifs. Il ne faut que du sens commun pour préferer cette forme de Gouvernement au Déspotisme ridiculement imaginé par Mr. de Struensée. Lui seul s'était arrogé plus de pouvoir, qu’à présent il n’en réside dans l’ensemble du Conseil & des Collèges. Il chassa tout le Magistrat de la Ville de Copenhague par un ordre du Cabinet, addressé au Présidenr sa Créature, sans qu’il daignât en faire lui-même la communication aux Bourguemaitres & au Conseil de la Ville. Ce trait, je le crois, suffit seul pour faire toucher au doigt l’insolence extréme de ce Médecin. Son Frère, Mathématicien à Liegnitz, fut appellé par lui a l'administration des Finances de Dannemarck, sur lesquelles il étoit dans une ignorance parfaite; pour réformer la Marine, le Docteur-Ministre fit marcher un certain Willebrand, qui n’en sçavoit pas plus que de l’Algèbre ou de la Nécromancie,

"Si je ne craignais pas de vous fatiguer, Monsieur, je vous ferois une Liste bien longue de ces sottes opérations; mais l’échantillon, que j’ai eû l’honneur de vous présenter, suffit pour vous faire juge du mérite de cet homme, dont la Gazette de Leide prône les lumières & la probité. Assurément il ne doit fa chute, qu’à l’insolence de son caractére, & à l'étourderie de sa politique & de ses plaisirs, Ce n'est, je le sais, ni la Noblesse, ni les anciens Ministres, qui l’ont culbuté; celle-là étoit tout à fait abbatuë; & pour prouver, que ceux-ci n’y ont point contribué, vous voiés, Mr., que de ces Messieurs, on n’a rappellé que le seul Comte de Thott, vieilli dans les affaires & respecté de la Nation entière. Mr. d’Osten, que la Gazette de Leide fait ancien Ministre, n’est point du tout de ce Corps; il n’a pas eû non plus de part à l’événement qui lui etoit inconnu jusqu'au moment, que le Roi le fit appeller le 17 au matin.

"L'Etablissement du Conseil & la forme qu’on a donnée à l'Administration vous prouve, Monsieur, que le Prince Fréderic nest pas Premier-Ministre. Ce Prince, croiés moi, est trop au dessus de la Place d’un Struensée. Et la Reine son auguste Mére! cette Princesse, chérie par le Dannemarck, a deux millions de témoins & d’adorateurs contre les Partisans de l’impudicité & du déspotisme.

Je suis etc.