Le style épistémologique de Louis Hjelmslev, [whitfield] 015-0210

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Ivan Almeida

18.11.9S/74

LE STYLE ÉPISTÉMOLOQIQUE DE LOUIS HJELMSLEV

Ouvrage fondateur el linguistique, Prolégoménes å une théorie du langage de Hjelmslev est sans aucun doute révolutiormaire sur le plan de l'épistémologie pure. Et c'est -sur eet aspect que je voudrais centrer mon étude. Mon projet est d'aborder quelques aspects essenti els du style épistémologique de Hjelmslev. Discuter sur le «style» épistémologique ce n'est pas rechercher certaines constantes de la rhétorique langagiére d'un texte scientifique. C'est mettre en relief les principes non- thématisés mais «mis å l'ceuvre» qui guident la pratique scientifique en tant que travail. En d'autres termes, et suivant l'acception que Gilles-Gaston Granger a donnée å la stylistique en épistémologie, il s'agit -de «rechercher les conditions les plus générales de l'insertion des structures dans la pratique individuéexd. L'essence done, de la notion de style est la «mise en ceuvre» du général dans le particulier. Cette notion ne coincide pas avec la terminologie interne de Hjelmslev lui-méme, qui adopte l'acception classique de «style» en tant que connotateur. Elle s'approche, en revanche, en la transposant sur un plan conceptuel, de la notion hjelmslevienne d'«accent»: «un sens d'expression» apporté par des conditions fonctionnelles d'origine individuelle.2 Le style épistémologique de Hjelmslev est particuliérement décisif en tant que prise de position par rapport aux deux problémes fondamentaux que pose la constitution de sciences å objets signifiants telles que la linguistique. Le premier de ces problémes conceme les rapports entre le formalisme et le sens, et peut se résumer par le désormais célébre paradoxe de Thom: «tout ce qui est rigoureux est insignifiant.»3 Le deuxiéme probléme conceme les rapports entre immanence et exhaustivité et est å peu pres l'application au domaine de la signification du théoréme de Godel seion lequel dans tout systéme il faut choisir entre coherence et complétude. Le style épistémologique de Hjelmslev sera profondément révolutionnaire dans le traitement de ces deux problémes. Avant d'essayer de déerire sa position, je voudrais appliquer å ma propre démarche le principe de simplicité, si essentiel å la métbode de Hjelmslev, en cherchant le plus petit commun dénominateur des caractéristiques inventoriées. Ce plus petit commun dénominateur du style de Hjelmslev peut se résumer dans la notion de «pari».

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Gilles-Gaston Granger, Essai d'unephilosophic du style. Paris, A. Colin, 196S, p. 12. 2Cf. Louis Hjelmslev, Prolégoménes å une théorie du langage. Nouvelle edition traduite du danois par Una Canger avec la collaboration d'Annick Wewer, Paris. Minuit, 1971, p. 75. Tout chiffre entre parentheses renverra par la suite å cette edition. 3«Pour moi, le vrai principe de complémentarité, qui domine toute notre activité intellectuelle s'énonce: Tout ce qui est rigoureux est insignifiant. Hilbert avait bien vu, dans son axiomatique de la géométrie, qu'on ne pouvait accéder å la pure rigueur qu'en éliminant l'intuition, en privant les symboles de tout sens. En refusant le formalisme pur, en exigeant l'intelligible, le futur esprit scientifique va courir, de gaieté de coeur, le risque de terreur. Apres tout, mieux vaut un univers transparent å l'esprit. translucide, ou le contour des choses est un peu flou, qu'un univers aux certitudes précises. écrasantes et incompréhensibles, comme Pest celui de la physique classique*. (René Thom , «La science malgré tout*, in Encyclopædia Universalis. Opganon, vol. 17, 19SS, p. 10).

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Je m'explique.

1. L'épistémologie du «pari»

La caractéristique commune des épistémologies modernes au sujet de ses deux problémes peut se résumer dans un principe que l'on pourrait appeler le <qvrincipe de renoncement», et qui dirait, globalement, que l'on ne peut jamais tenir tout å la fois. Si l'on choisit la rigueur on doit sacrifier une partie de la signifiance et vice-versa. Si l'on choisit la cohérence on doit sacrifier la complétude, et vice-versa. Le style dune telle épistémologie est devenu, tout naturellement, celui de l'«87iox^ », de la mise entre parentheses, soit sous forme d'abstraction, soit sous forme d'«Ausschaltung», d'écartement. Or une mise entre parentheses n'est possible que sur la base d'une reconnaissance préalable de ce qu'on exclut. Et cela au risque de retenir å l'intérieur de la parenthese, sous forme de différents types de contamination, la «mémoire» du domaine exclu.

Dans le cas des sciences de la signification, le résultat de cette option sera que, pour choisir la forme on commence par définir le sens, et pod"choisir l'immanence on commence par circonscrire la transcendance. Ainsi, Saussure délimite le champ de l'immanence linguistique par 1'«Ausschaltung» d'un territoire de transcendance qu'il relégue å d'autres sciences. Ainsi Greimas propose des catégories «formelles» qu'il obtient, en fait, par abstraction du langage objet, et qui restent fortement sémantisées, voire méme mimétiques par rapport au sens qu'elles décrivent. ■ Au contraire, le «principe du pari», que l'on peut attribuer implicitement au style de Hjelmslev consiste, quant å lui, dans la radicalisation dynamique du principe de renoncement: parier qu'une radicalisation de la rigueur formaliste peut mener å une visualisation du sens, parier qu'une radicalisation de l'immanence peut, par besoin interne, déboucher dans la complétude. En d'autres termes, que le sens est une prolongation de l'horizon du formalisme, et que la transcendance est une conséquence dynamique de l'immanence. Cela signifie que d'emblée la position de Hjelmslev sera beaucoup plus radicale, précisément parce que plus confiante. Plus radicale, par exemple, dans l'évacuation immédiate des relents de l'objet dans la théorie. Aucune catégorie linguistique, par exemple, ne sera retenue pour faire une description du langage. Ce sera la notion, absolument neutre de «grandeur» qui constituera la catégorie de base. Aucune mise entre parenthéses non plus d'une quelconque zone de non-pertinence du linguistique pour préserver l'immanence. L'immanence n'est pas l'obtention d'un champ de pertinence par découpage å partir d'autre champ plus vaste, mais la délimitation de l'applicabilité théorique d'un appareil formel. En essayant de suivre le parcours d'application du principe du «pari» aux deux problémes mentionnés, nous verrons se dégager une autre zone d'applicabilité de ce méme principe å la forme méme qui régit les Prolégoménes. A la question «s'agit~il d'un livre de linguistique, s'agit-il d'un livre d'épistémologie?» on sera autorisé å apporter la répondre réponse paradoxale mais juste: «C'est un véritable livre d'épistémologie parce que ce n'est qu'un livre de linguistique».

2. Le pari de la forme

L'essor de la logique des prédicats de Frege, tout en représentant un immense progrés par rapport å la logique d'Anstote, a contribué a créer un malentendu dont les épistémologies modernes ont du mal a se libérer. Il comporte en effet le risque de considérer la forme logique comme une «abstraction» de la matiére linguistique.

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La conséquence inevitable de cette option est l'impasse sémantique des sciences de la signification. L'appareillage théorique de Greimas, malgré sa relative fécondité, ne sort pas de cette impasse. Pour lui le langage «contient» sa forme comme un fruit contient son «noyau». Mais lorsqu'on arrive å obtenir ce noyau par abstraction, å la place d'une forme on retrouve un autre élément du méme niveau du langage objet, voire méme un élément plus complexe que l'analysé. Un «séme» n'est rien d'autre qu'un exercice d'imagination pour attribuer å un élément lexical le role d'une catégorie abstraite. De ce point de vue, il semblerait injustifié de qualifier la sémiotique greimasienne de «néo-hjelmslevienne», car l'option de Hjelmslev en ce qui conceme le formalisme se place précisément aux antipodes. Pour Hjelmslev le langage ne contient rien que du langage. La sémantique n'existe pas. Il n'existe qu'un plan d'expression et un plan de contenu, appliqué å un inventaire. Mais rien ne dit que l'expression doit étre nécessairement sonore ou le contenu nécessairement conceptuel. Ces deux niveaux ne sont définis que relationnellement, et ne s'appliquent qu'å tout inventaire qui les posséde. Il n'y a done rien å abstraire, car il n'y a pas de noyau, pas de sémes, pas de dassernes, pas de traits pertinents. Il n'y a, somme toute, qu'un inventaire, et tout se trouve dans l'inventaire. La notion d'inventaire est précisément celle qui manque aux linguistiques dites «post~ hjelmsleviennes», et c'est pourtant l'élément déterminant du style épistémologique de Hjelmslev. Ce n'est que par une opération de catalyse appliquée å un inventaire donné que l'on peut arriver å avoir une notion de la «langue» comme entité virtuelle. Un inventaire se compose de «grandeurs». C'est le terme frangais pour traduire le danois størrelse, que l'anglais traduit malencontreusement par entity. Les grandeurs entretiennent å l'intérieur de l'inventaire, une série des rapports. Ces rapports peuvent étre «in præsentia» ou analytiques, ou «in absentia» ou catalytiques. Et c'est de ces rapports que se dégage la «forme» comme un dessin. Mais aueune grandeur n'entretient des rapports avec autre chose que des grandeurs. Un exemple nous permettra de saisir l'importance de cette remarque. C'est ce que Hjelmslev appelle l'application du principe de généralisation. «Si, par exemple, l'inventaire établi mécaniquement å un stade donné de la procédure conduit å l'enregistrement des grandeurs de contenu: ‘taureau’, Vache’, ‘homme’, ‘femme’, ‘gargori, ‘fille’, ‘étalon’, jument’, “bceuf, ‘humain’, ‘enfant’, ‘cheval’ il’ et ‘elle’, les grandeurs ‘taureau’, Vache’, ‘homme’, ‘femme’, ‘gargon’, ‘fille’, ‘étalon’ et j'ument’ doivent étre éliminés de l'inventaire des éléments, puisqu'on peut les interpréter univoquement comme des unités de relation qui comprennent exclusivement il’ ou ‘elle’ d'une part, et d'autre part, respectivement, ‘bæuf, ‘humain’, ‘enfant’, ‘cheval’.* (p. 90-91). Cet exemple, qui fait pendant å un autre exemple sur le plan de l’expression, nous montre l'aspect superflu de catégories sémantiques extérieures å l'inventaire pour rendre compte du plan du contenu. La procédure d'analyse consiste å ramener des inventaires iliimités å des inventaires limités et ceux-ci au nombre le plus réduit d'éléments indispensables. Ce qui en résulte, c'est, soit des signes, soit des figures, c'est-å-dire des éléments de signes, mais en aucun cas des abstractions. Ceci mene Hjelmslev å revisiter la plupart des lieux communs de la linguistique et, en l'occurrence, la notion de «définition», qu'il congoit comme une simple division, c'est-å-dire comme une réduction de grandeurs sans changer ni de langue ni ne plan: «Par cette réduction de grandeurs du contenu en «groupes», le contenu d’un signe simple se trouve identique å celui d'une chaine de contenus de signes qui contractent des relations mutuelles données. Les definitions qui rendent compte des mots dans un dictionnaire unilingue sont en principe de cette nature, bien que les dictionnaires jusqu'ici ne se soient pas donné pour but la réduction; c'est pourquoi ils n'offrent pas de définitions qui puissent étre reprises dans une analyse

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systématique. Mais ce qui est établi comme équivalent d'une grandeur donnée ainsi réduite, c'est en réalité la définition de cette grandeur, formulée dans la langue et dans le plan méme de cette grandeur. Nous ne voyons, sur ce point non plus, aucun obstacle å nous servir de la méme terminologie pour les deux plans; et å employer aussi le terme de définition lorsque l'expression du mot taureau est analysée comme composée de la consonne /, de la voyelle O, de la consonne r et de la voyelle o. Ceci nous améne å la définition de la définition; par définition nous entendons une division soit du contenu d'un signe, soit de l'expression d'un signe.* (p. 93)

On voit que la procedure est presque arithmétique. Lorsqu'il est question de trouver le plus grand comraun diviseur d'une série de nombres, le résultat est un nombre. Analyser n'est done pas changer de niveau et ce n'est nullement innocent si les unités adoptées par la théorie s'appellent des grandeurs:

«Le procédé consiste done pratiquement å analyser les grandeurs qui entrent dans des inventaires illimités en grandeurs qui entrent dans des inventaires limités.f...) Notre tåche consistera done å poursuivre l'anaiyse jusqu'å ce que tous les inventaires soient aussi restreints que possible* (p.92) Analyser et définir sont done des synonymes. Tout comme, par conséquent, analyse et dictionnaire. Le dictionnaire idéal serait done un dictionnaire simplement diagrammatique, dans lequel les relations entre les grandeurs ne serait que signalée, voire dessinée. Et c'est lå un trait essentiel du «style» des Prolégoménes. La théorie y a été plartifiée comme un grand dictionnaire diagrammatique, ou rien n'est démontré, rien n'est défini dans le sens traditionnel du terme, mais ou tout est montré, comme un geste se montre en se dessinant. Voila, la forme c'est la disposition de l'inventaire. Elle se montre. Hjelmslev donne d'ailleurs la raison interne de eet auto-étalement de la forme. Lorsqu'il fait la distinction entre «processus» et «systéme», il prévoit des cas ou un méme ensemble peut étre considéré soit comme processus, soit comme systéme, seion le point de vue d'approche. Il donne pour exemple la théorie: «La théorie en est un exemple: on peut considérer la hiérarchie des définitions comme un processus ou est énoncée, écrite ou lue une définition, puis une autre, et ainsi de suite, ou bien comme un systéme qui potentiellement sous-tend un processus possible. Il y a determination entre les définitions puisque celles qui doivent en précéder d'autres sont présupposées par celles qui les suivent mais que la réciproque n'est pas vraie. Si la hiérarchie des définitions est vue comme un processus, il y a selection entre les définitions; si au contraire on la considéré comme un systéme, il y a entre elles specification.* (p. 39) Le caractére révolutionnaire de cette conception de la théorie saute aux yeux. En tant qu'étalement d'une forme, la théorie du langage ne peut étre que le systéme lui-méme, «linéarisé». La théorie propose des «définitions», c'est-å-dire des «divisions», et non pas des gloses ou des démonstrations. Elle n'a du texte que le stricte nécessaire pour temporaliser les hiérarchies. Elle ne peut done se justifier que par elle-méme. C'est å partir de lå qu'on peut mesurer l'originalité du style épistémologique en relation au «formalisme». Le paradoxe de Thom il l'érigera en pari. Pari pour la rigueur, sans mention de la signifiance. La rigueur s'oppose å la signifiance seulement lorsque la rigueur est imaginée comme une abstraction d'une signifiance déjå acceptée. Ici, en revanche, on ne présuppose pas la signifiance. On ne présuppose que la «fonction sémiotique», qui n'est que le rapport, non thématisé, entre une expression et un contenu. La forme n'apparait pas, par conséquent, comme une abstraction mais comme une division. Et on ne peut diviser que des «grandeurs». Voila pourquoi la théorie linguistique n'a pas besoin d'axiomes ni de postulats. Car son point de départ est un «inventaire» et sa forme' de définir, une «division»: —a q-e-m «Cette maniére de procéder par definitions å outrance semble devoir contribuer å libérer la théorie du langage d'axiomes spécifiques. Il nous semble que, dans toute science, l'introduction d'une stratégie appropriée de définitions

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pennet de restreindre le nombre d'axiomes et parfois méme de le réduire å zéro. Une tentative sérieuse d'éliminer les prémisses implicites conduit å remplacer les postulats soit par definitions, soit par des propositions conditionnelles posées théoriquement qui font disparaitre les postulats en tant que tels. Il semble que dans la plupart des cas, les postulats purement existentiels puissent étre remplacés par des théorémes de forme conditionnelle.* (p. 34)

Une conséquence de cette attitude sera le souci de Hjelmslev de reprendre ab ovo toute la terminologie linguistique, pour éviter d'y introduire une sémantisation procédant de postulats nullement nécessaires. Il refuse ainsi, par exemple, de reprendre la classification des voyelles å partir de leur position dans la bouche, et propose en échange une autre classification å partir de leur position dans le mot, car celui-ci est un élément interne å l'inventaire. On peut dire, par conséquent, que pour Hjelmslev il n'y a pas de langage formel. La forme, pour lui, ne se «lit» pas, elle est une «forme de lire» qui coincide avec ce que Hjelmslev lui méme appelle l'«algébre immanente» (p. 102) d'un inventaire donné. On peut résumer cette option par la belle formule de Wittgenstein dans son Tractatus: «J’exprime l’égalité des objets par l’égalité des signes et non au moyen d’un signe d’égalité.»4 Void comment, å partir de cette position épistémologique, on peut considérer le probléme du «sens». Le sens peut étre considéré comme immanent å la linguistique et aussi comme extérieur. A l'intérieur de la linguistique, le sens est une grandeur indéfinissable qui permet les différences et la traductibilité entre les langues5. En tant que tel, il apparait plus comme point de fuite que comme objet, et il change de forme dans chaque actualisation sémiotique:

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«Le sens devient chaque fois substance d'une fonne nouvelle et n'a d'autre existence possible que d'étre substance d'une forme quelconque.* (p. 70)

D'autre part -et c'est la conception extrinséque du sens- si le sens est de nature référentielle, il appartient au domaine de la physique, s'il est intentionnel, il appartient au domaine de l'anthropologie (p. 100). Mais la linguistique ne peut pas reconnaitre ce type de sens, car c'est en cela que, seion Hjelmslev, elle se distingue des autres sciences. Qu'est- ce done, que la physique sinon la science du sens du langage physique, sans s'occuper de sa forme? Hjelmslev conqoit ainsi une division simple des sciences en deux classes, ayant comme point de référence le langage: il y aurait d'une part les sciences référentielles (leur objet est le sens de leur langage) et d'autre part la science formelle qui est la linguistique. «De ce point de vue, on doit conclure que, tout comme les autres disciplines scientifiques peuvent et doivent analyser le sens linguistique sans prendre la forme linguistique en consideration, la linguistique peut et doit analyser la forme linguistique sans se préoccuper du sens qui s'y rattache dans les deux plans.» (p.IOl) Seion cette conception, une linguistique qui s'occuperait également du sens, colnciderait avec le savoir universel. Mais cela n'est qu'une vision utopique, car chaque science, å son niveau, n'est que formelle, si bien qu'aussi loin que l'on pousse les niveaux de référence, on

Ludwig WITTGENSTEIN, Tractatus Logico-Philosophicus. The german text of L.W.'s Logisch-philosophische Abhandlung with a new edition of the Translation by D.F. Pears Sc B.F. McGuinness and with the Introduction by Bertrand Russell. London, Routledge & Kegan Paul, I9G1, 5.53. -hPar sens nous entendrons une classe de variables qui manifestent plus d'une chaine dans plus d'une syntagmatique, et/ou plus d'un paradigme dans plus d'une paradigmatique.i (p. 13S)

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constatera toujours qu'«il n'existe pas de formation universelle, mais un principe universel de formation.» (p. 98). Autrement dit, une fois que l'ori considére l'intérieur du systéme des sciences référentielles, ce qui, vu depuis la linguistique apparaissait en elles comme sens, s'évanouit å son tour, comme un nouveau type de forme propre au systéme qui l'incorpore. Le sens en tant que grandeur sera toujours différé, car aucune science ne peut s'occuper de sa propre substance.

«C'est pourquoi le sens lui-méme est inaccessible å la connaissance, puisque la condition de toute connaissance est une analyse, de quelque nature que ce soit.» (p. 98)

Nous sommes done en présence de la position la plus extreme imaginable en ce qui conceme l'exclusion du sens par une théorie linguistique, et non seulement du sens, mais également de tout ce qui, y compris du coté de l'expression, renverrait å autre chose qu'une forme:

«I1 se constituerait ainsi, en reaction contre la linguistique traditionnelie, une linguistique dont la science de l'expression ne serait pas une phonétique et dont la science du contenu ne serait pas une sémantique. Une telle science serait alors une algébre de la langue qui opérerait sur des grandeurs non dénommées» (p. 102).

Comment une telle sévérité dans l'exclusion du sens peut en méme temps étre un pari «en direction» du sens? La réponse se trouve en fin de chemin, lorsqu'on aura parcouru l'autre flane de la rigueur, celui qui conceme l'immanence.

3. Le pari de l'immanence

L'audace sans précédents avec laquelle Hjelmslev a abordé la question de l'immanence en linguistique a été souvent banalisée et parfois méme comprise de travers. Il suffit pour s'en convaincre de lire les interpretations de Greimas & Courtés dans leur dictionnaire.6 C'est ainsi que, par exemple, sa «métasémiotique» sera vue comme une application de la théorie des types, c'est-å-dire comme un cas particulier de métalangage, et que la non-scientificité de la connotation sera considérée suivant des canons de scientificité absolument étrangers å l'épistémologie de Hjelmslev. L'effort de «table rase» que l'interprétation de l'épistémologie de Hjelmslev exige par rapport aux interprétations du néo-hjelmslevisme devient tout de suite payant s'il nous permet de constater que, å la différence de Saussure, Hjelmslev conpoit la substance non pas comme un préalable de la forme, mais comme sa conséquence. Le point de départ de Saussure, qui a besoin de séparer une forme d'une substance, a certes pour Hjelmslev une valeur pédagogique, mais péche, seion lui, du point de vue épistémologique, par exces de postulat, c’est å dire, en fin de comptes, par exces d'imagination:

«Mais cette experience pédagogique, si heureusement formulée qu'elle soit, est en réalité dépourvue de séns, et Saussure doit l'avoir pensé lui-méme. Dans une science qui évite tout postulat non nécessaire, rien n'autorise å faire précéder la langue par la «substance du contenu* (pensée) ou par la «substance de l'expression* (chaine phonique) ou l'inverse, que ce soit dans un ordre temporel ou dans un ordre, hiérarchique. Si nous conservons la terminologie de Saussure, il nous faut alors rendre compte -et précisément d'aprés ses données- que la substance dépend exelusivement de la forme et qu'on ne peut en aucun sens lui préter d'existence indépendante.* (p. 68)

®A.J. Greimas & J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette Université,

1979.

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Le point de départ de Hjelmslev, en revanche, est un inventaire et sa forme biplane. L'immanence d'un inventaire est un point de départ absolu, qui ne se découvre comme immanence que lors de son dépassement, au bout du chemin. La substance n'est pas ce dont on extrait la forme, mais ce qui est «au bout de la forme». Le tout est de trouver, par la suite le geste par lequel l'analyse, dans sa procédure de division, touchera le niveau ou le dépassement est postulé. C'est å partir de lå qu'il devient aisé de suivre le développement des hiérarchies sémiotiques. On constatera d'abord que le mot «sémiotique» est utilise par Hjelmslev avant tout précédé d'un article indéterminé. Il n'y a pas «la sémiotique», mais des sémiotiques. Une sémiotique n'est done pas d'abord une science, mais une hiérarchie å deux niveaux. Lå ou l'on peut identifier un inventaire de grandeurs quelconques, si ces grandeurs possédent un plan d'expression et un plan de contenu, si bien qu'elles devierurent interprétables, il y a une sémiotique. Pourquoi appeler alors également «sémiotique» la théorie des «sémiotiques»? N'est-ce pas lå un équivoque impardonnable chez un théoricien de la rigueur de Hjelmslev? Pas du tout, si Ton accepte d'une fois pour toutes que la vision que Hjelmslev a sur la théorie est å l'opposé du schéma traditionnel langage-objet/métalangage La théorie est, pour Hjelmslev, å la fois systéme et processus. C'est-å-dire que la théorie sémiotique n'ajoute absolument rien å la hiérarchie sémiotique qu'elle découvre. Elle n'est, en fait, que cette mise å découvert en tant que telle. Et c'est lå, et pas ailleurs, qu'intervient la distinction hjelmsleviemre entre sémiotique scientifique et sémiotique non scientifique. Tout simplement la sémiotique non-scientifique est la sémiotique comme hiérarchie immanente, et la sémiotique scientifique est la méme hiérarchie vue comme théorie. Il suffit pour s'en convaincre de suivre la structure enchåssée des définitions données par Hjelmslev. D'abord, «une» sémiotique est

«une hiérarchie dont n'importe quelle composante admet une analyse ultérieure en classes définies par relation mutuelle, de telle sorte que n'importe quelle de ces classes admette une analyse en derives définis par mutation mutuelle.* (p. 135) (...) «En pratique, une langue est une sémiotique...* (p. 138).

Voici, ensuite, la distinction entre sémiotique scientifique et sémiotique non scientifique: «Nous appellerons sémiotique scientifique une sémiotique qui est une opération et sémiotique non scientifique une sémiotique qui rien est pas une.» (p. 151).

Poursuivons par la notion d'opération: «Nous définirons une opération comme une description en accord avec le principe d'empirisme.* (p. 46).

Et quant au principe d'empirisme:

«La description doit étre non contradictoire, exhaustive et aussi simple que possible. L'exigence de non-contradiction l'emporte sur celle de description exhaustive, et l'exigence de description exhaustive l'emporte sur celle de simplicité. Nous prenons le risque’d'appeler ce principe le principe d'empirisme.» (p. 19) Tout se résumé done en ceci: une sémiotique non scientifique est une hiérarchie déerite, et une sémiotique scientifique est la méme hiérarchie mais prise en tant que déerivante.

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Ainsi, lorsque Hjelrtislev dira ensuite qu'une sémiotique connotative est une sémiotique non scientifique, cela ne veut pas dire, comme semblent l'entendre Greimas & Courtés, qu'elle est laissée «en dehors du champ de la scientificité» (fait que nos auteurs trouvent «embarrassant»)7, mais tout simplement qu'elle n'est pas une opération, qu'elle est prise comme décrite et non pas comme décrivante, done qu'elle n'est pas une théorie. A partir de lå, on peut entamer le parcours qui convertira la restriction en pari. Le point de départ est que la hiérarchie qui constitue une sémiotique n'est pas faite d' ensembles mais de relations. De ce point de vue, la théorie de types est å écarter, et les niveaux objet/méta ne peuvent pas étre pris comme des systémes d'inclusion. Il n'y a pas une série indéfinie mais stable de couples langage-objet métalangage, mais des positions entre niveaux qui peuvent å leur tour contenir des hiérarchies sémiotiques. Il est done indispensable de retenir l'avertissement de Hjelmslev: «Comme le plan de l'expression et le plan du contenu ne se définissent que par opposition et relativement l'un par rapport å l'autre, il s'ensuit que les definitions proposées ici de sémiotique connotative et de métasémiotique ne sont que des definitions «réalistes» provisoires auxquelles on ne peut pas accorder de valeur opérationnelle.» (p. 144). Ce qui nous reste entre les mains, done, est toujours, pour commencer, un texte. Par catalyse (et non pas par abstraction) ce texte nous renvoie å son systéme: c'est cela une sémiotique. Une sémiotique a un plan d'expression et un plan de contenu. Mais cela n'est qu'un minimum. Å son tour, cette sémiotique peut tout entiére prendre å l'égard d'un autre plan la position soit d'expression, soit de contenu. Si elle est expression, son contenu sera fatalement une sémiotique non-scientifique, c'est-å-dire une sémiotique qui n'est pas une opération. En général, si tout un systéme sémiotique prend un nouveau plan de contenu, cela entrainera également un changement de systéme: la fonetion sémiotique de base renvoie å des «connotateurs», qui déterminent en général des catégories anthropologiques. Les deux plans d'un texte donné, peuvent, par exemple, renvoyer au connotateur «franqais». Å l'autre extreme, si tout le systéme sémiotique de base sert de contenu å un autre plan, ce nouveau plan sera nécessairement une opération sur la sémiotique de base. Ce sera done une sémiotique scientifique, chargée de mettre en relief la forme de la sémiotique de base. On l'appellera également métasémiotique, ou sémiologie. Cependant, å la différence de la notion «ensembliste» de métalangage, une métasémiotique seion Hjelmslev n'a pas besoin de présenter un nouvel inventaire de grandeurs. En général elle ne change pas de systéme. Elle n'est pas une inclusion de la sémiotique-objet. Elle peut en contenir exactement les mémes grandeurs. Souvent, cependant, une métasémiotique allonge quelque peu l'inventaire de base, ne serait-ce que pour se donner des outils plus précis de description. Imaginons alors qu'une autre sémiotique lui serve å son tour de plan d'expression, c'est-å-dire de description. Cette nouvelle sémiotique -qui constituerait une métasémiologie- serait elle aussi scientifique. Mais elle ne devait retenir de la sémiologie qui lui sert de base que l'inventaire complémentaire par rapport å la sémiotique premiére. Ainsi, l'enchåssement de sémiotique en sémiotique se produirait non pas comme l'inclusion d'un ensemble dans un autre, mais par dynamisation et par addition: la sémiotique décrivante dynamise la forme de la sémiotique decrite, et n'apporte comme grandeurs propres que les quelques élélnents supplémentaires dont elle se sert pour déerire la sémiotique de base. Il n'y a done ni répétition ni abstraction de ces grandeurs de base, mais seulement une légére augmentation progressive, qui, en changant de niveau irait en ralentissant, jusqu'å toucher finalement une certaine limite. C'est lå que se trouve l'élément essentiel de la nouveauté de Hjelmslev:

7A.J. Greimas & J. Courtés, Op. cit. p. 343.

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Le style épistémologique de Hjehnslev

Ivan Almeida

«D'ordinaire, une métasémiotique sera (ou pourra étre) entiérement ou partiellement identique å sa sémiotique-objet. La linguistique, par exemple, qui décrit une langue, aura elle-méme recours å cette langue dans sa description. De méme, les sémiologies qui-décrivent des sémiotiques qui ne sont pas des langues pourront farre cette description dans une langue. Si cela n'est pas le cas, la sémiotique dont elles se serviront pourra toujours étre traduite dans une langue (...) Il en résuite que si la métasémioiogie devait foumir une description complete de la sémiotique de la sémiologie, elle en arriverait å répéter en grande partie les resultats mémes de celles-ci. Le principe de simplicité invite cependant å suivre un procédé qui pennette de l'éviter (...) La métasémioiogie doit done concentrer ses efforts non sur la langue déjå écrite par la sémiologie, langue dans laquelle cette sémiologie est aussi faite, mais sur les modifications éventuelles de cette langue ou sur les additions qu'elle y apporte pour produire son jargon special.* (p. 152). On constate alors que du coté de la sémiotique connotative, les grandeurs deviennent de plus en plus générales et de plus en plus grandes. Tout un texte peut renvoyer å un seul connotateur de style ou de physionomie. En revanche, du coté de la métasémiotique et de la métasémioiogie, les grandeurs deviennent de plus en plus précises et de plus en plus petites. Dans les deux cas, la marge d'augmentation de grandeurs d'une sémiotique å l'autre subit un amenuisement progressif. Et c'est alors que, presque insensiblement, l'épistémologie de Hjelmslev montre l'accomplissement de son pari. Les grandeurs que retient la métasémioiogie deviennent de plus en plus des véritables objets irréductibles, qui rejoignent ainsi le champ de ce que, dans un sens large, on peut appeler la physique. La déelaration de Hjelmslev ne laisse pas de place å la moindre mauvaise interprétation: «Gråce au changement de point de vue quimplique le passage d'une sémiotique-objet å sa métasémiotique, la métasémioiogie acquiert de nouveaux moyens pour reprendre et pousser plus avant, par ('application des méthodes sémiologiques mémes, 1'analyse qui, du point de vue sémiologique, était épuisée. Ce qui veut simplement dire que les variantes ultimes de la langue sont soumises å une analyse particuliére ultérieure sur une base entiérement physique. Au tremen t dit, dans la pratique, la métasémioiogie est identique å la description de la substance.» (p. 155-156). Un texte, done, pris dans son immanence radicale, et soumis au traitement le plus formel qui soit, donne, par une simple opération de catalyse progressive, des résultats différents seion la direction prise: a) dans le sens de la concentration, des connotateurs affeetifs et conceptuels font déboucher la catalyse dans l'anthropologie, b) dans le sens de l'expansion, la catalyse débouche directement sur des objets et des sons appartenant au référentiel physique. La forme «atteint» ainsi la substance, par exigence interne, et non pas par axiomatique. L'ensemble de la science deviendra, non pas par décision mais par déduction, intégrable dans le processus sémiotique:

«Far suite, il n'existe pas de non-sémiotiques qui ne soient composantes de sémiotiques et, en demiére instance, il n'existe aucun objet qui ne puisse étre éclairé å partir de la position-clef qu'occupe la théorie du langage. La structure sémiotique se révéle comme un point de vue å partir duquel tous les objets scientifiques peuvent étre examinés.* (.p. 159).

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4. La suite du pari

L'attitude de Hjelmslev devant le paradoxe de Thom a été de parier pour la rigueur de la forme, sans préjugé et sans crainte. Et il récupére le sens comme une nécessité interne de la dynamisation de la forme. Et par rapport au théoréme de la complétude, il choisit l'immanence cohérente, sans peur de perdre la complétude. La complétude lui advient alors comme dépassement exigé par la catalyse de l'immanence. Dans les deux cas, le pari s'appuie sur deux options: le radicalisme et le dynamisme. Kadicaliser la reduction du point de vue, mais avec une exigence sans précédent quant å ce qu'une description doit avoir de dynamique. Cest peut-étre dans la dynamisation des formalismes et des immanences que se trouve le secret ultime de leur fécondité. Les formalistes et les empiristes de jadis avaient été sans doute tnoins formalistes et moins empiristes que Hjelmslev, mais également plus sceptiques. La forme et l'immanence ne sont pas pour Hjelmslev des états mais des parcours. Voila la différence. Hjelmslev parle méme d'une «générosité» de 1'immanence: «La théorie du iangage rempLit done d'une maniére insoupqonnée au depart toutes les obligations qu'elle s'était imposées. A son point de depart, elle s'était fondée dans rimmanence, se domrant pour seul but la Constance, le systéme et la fonetion interne; apparemment, cela devait se faire aux dépens des fluctuations et des nuances, aux dépens de la vie et de la réalité concrete, physique et phénoménologique. Une limitation provisoire de notre champ visuel était le prix qu'il fallait payer pour arracher son secret au langage. Or e'est grace å ce point de vue immanent que le langage rend généreusement ce qu'il avait d'abord exigé. (...) Au lieu de faire échec å la transcendance, rimmanence lui a au contraire redonné une base nouvelle plus solide.« (p. 160). Cette foi dans la fécondité de l'immanence lorsqu'elle n'est pas une fausse immanence, est le véritable trait de style de l'épistémologie de Hjelmslev. Cependant, en redonnant au terme «style» l'acception hjelmslevienne de connotateur, on peut observer que ce pari pour la fécondité de l'immanence est également, et trés particuliérement, une caractéristique stylistique de 1' épistémologie danoise comme entité idiosyncrasique. Que ce soit Kierkegaard en philosoplrie, Karen Blixen en littérature, probablement Bohr en physique et certainement quelques-uns de nos illustres contemporains en sémiotique, les penseurs danois réussissent å proposer une nouvelle création du monde å chaque chapitre. Mais toujours avec cette élégance qui fait que, dans l'explicite, ils ne sortent jamais des lrmites de leur sujet. C'est leur pari secret pour la fécondité de l'immanence. Kierkegaard par exemple rre peut affirmer le saut que constitue le stade religieux qu'en se plaqant lui-méme, pour le dire, dans l'«intra muros» de l'esthétique. Il en va de méme pour ce qui est des Prolégoménes. Il est possible de les lire entiérement -et c'est cela la suite logique du pari- comme un véritable traité d'épistémologie, et pourquoi pas d'ontologie, bien que, dans l'explicite il ne s'agisse d'autre chose que de linguistique. L'épistémologie ne serait autre chose que la linguistique vue comme une opération. En quelque sorte, l'épistémologie danoise met å l'æuvre, par un fait de style, ce qui pour la Vienne du début du siécle était p lutot un idéal. On se souviendra que Von Hoffmanstahl conseillait de ne trouver la profondeur qu'å la surface. On se rappellera aussi la lettre de Wittgenstein å Engelmann: “Lorsqu’on ne s’efforce pas d’exprimer l’inexprimable, alors rien ne se perd. L’inexprimable est contenu -inexprimablemerrt- dans ce qui est exprimé”.

Et Hjelmslev, de conclure en écho:

«L'immanence et la transcendance se rejoignent dans une unité supérieure fondée sur l'immanence.« (p 160).

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Terminons nous aussi, sur un changement de registre. Dans ce que l'on considére comme la plus célebre tirade de l'histoire universelle du théåtre, Shakespeare ose le geste d'énoncer l'altemative ontologique («étre ou ne pas étre») dans le simple cadre d'une scene de famille. Or, afin de rendre crédible un tel manque de proportion, il eut å recourir au personnage d'un prince danois. On pourrait se demander s'il y a lå une liaison avec tout ce qui vient d'etre considéré. Dans ce cas, on pourrait s'autoriser å placer la «pointe» d'intelligibilité de la phrase de Hamlet åilleurs que lå ou l'exégése spontanée la place. Il ne s'agirait pas de savoir que la question consiste å étre ou å ne pas étre, mais d'affirmer que cette haute alternative ontologique n'a qu'un seul lieu pour étre posée: «that». Le «that» aurait la valeur forte d'une particule déictique. «To be or not to be, that is the question» reviendrait å dire, pour un bon prince danois: «Étre ou ne pas étre, la question c’est ici qu'elle se pose».

Ivan Almeida Niamey-Copenhague 1993